Aujourd'hui, j'ai participé au séminaire de mon directeur de recherche consacré aux espaces de la diplomatie. J'ai appris, comme à chaque fois, beaucoup de choses, dont une qui m'a particulièrement étonnée et qui m'a rappelé des souvenirs personnels très forts.
En 1718, la Russie et la Suède, alors que la Grande Guerre du Nord fait rage, cherchent à faire la paix. Pour négocier, il faut un endroit où installer les délégations de chaque pays. Dans de pareilles conditions, de manière classique, on choisissait des villes capables de recevoir des hôtes nombreux et exigeants sur l'alimentation et les distractions. De plus en plus d'ailleurs ce furent les villes d'eaux qui sortirent du lot pour accueillir les congrès de paix.
Mais entre la Russie et la Suède, point de ville d'eaux. Il fallait trouver autre chose. Pas en territoire russe, pour ne pas vexer les Suédois. Mais pas non plus en territoire suédois, pour ménager la susceptibilité des Russes. On devait trouver un lieu qui soit accessible également pour les deux parties, et surtout qui ne soit ni trop chez l'un, ni trop chez l'autre. Comme on ne peut pas être totalement nulle part, cela voulait dire qu'on devait être dans une zone frontière. La limite entre la Suède et la Finlande alors occupée par les Russes était quand même lointaine, tout au fond du golfe de Botnie, et les quelques villes qui se trouvaient dans ce grand Nord n'avaient pas les qualités nécessaires pour accueillir une société si brillante.
Finalement, on se résolut à choisir les îles d'Åland. Ces îles forment un très bel archipel entre Suède et Finlande, un chapelet de terre semée au milieu de la mer Baltique. Les paysages sont très jolis, en été tout verts sur fond bleu. Mais pour qui connaît ne serait-ce qu'un tout petit peu la région (et c'est là où je disais que ça me rappelait des souvenirs personnels), l’interrogation vient vite : faire le choix des îles d'Åland pour un congrès de paix apparaît pour le moins incongru. Ces îles sont - quand même - un peu perdues au milieu d'une mer Baltique difficilement navigable une bonne partie de l'année à cause des glaces et du brouillard, et surtout elles sont à peine habitées... Peu de constructions y ont vu le jour, et le ravitaillement s’annonçait difficile.
Pourtant, c’est bien sur ces îles que les délégations russe et suédoise et sont rencontrées de mai à novembre 1718. Des logements (en bois) ont été construits en des laps de temps très courts, et des liaisons régulières ont été mises en place entre la Suède et les îles d’une part, entre ces mêmes îles et la Finlande occupée par les Russes d’autre part, pour assurer les communications politiques évidemment, mais aussi pour apporter à manger à nos braves diplomates (et, paraît-il, à boire pour les Russes, au grand dam des Suédois).
Ce qui fut fait. Les îles d’ Åland deviennent même dans la bouche des diplomates l’ « île enchantée ». Et après tout, il est vrai que comme séjour estival, cela ne devait pas être désagréable. Par contre, j’imagine sans difficulté qu’à partir du 15 août, les diplomates ont dû beaucoup moins rigoler, même s’ils étaient habitués à des climats rudes.
La contrainte climatique était d’ailleurs l’un des facteurs essentiels de la négociation. Il n’est d’ailleurs pas impossible qu’en faisant le choix de ces petites îles perdues, les ministres aient espéré hâter la conclusion de la paix, qui surviendrait plus rapidement, pensait-on, au milieu de la mer que dans une belle ville d’eaux avec théâtres et distractions en tout genre. Les Suédois et les Russes n’étaient d’ailleurs pas les seuls à faire de pareils calculs. Avec succès, les Impériaux et les Ottomans en avaient fait de même quelques décennies plus tôt, négociant la paix à Karlowitz, morne plaine ventée et dotée d’une baraque que l’on entoura de tentes pour abriter les délégations.
Malheureusement pour les pays du Nord, l’issue des négociations d’ Åland ne fut pas aussi glorieuse. Au milieu des discussions, en octobre 1718, le roi de Suède meurt. La Cour suédoise fait alors son procès au ministre Görtz, qui conduisait les négociations, et qui finit exécuté.
Evidemment, quand l’un des principaux diplomates du congrès se voit désavoué à ce point par son pays, cela perturbe les discussions. Le Congrès se sépare en novembre 1718, sans conclure quoi que ce soit. La Grande Guerre du Nord va se poursuivre jusqu’en 1721.
Au final, le rassemblement des îles d’ Åland ressemble à un coup d’épée dans l’eau. Il n’empêche. Le fait que l’on se réunisse sur ces petits bouts de terre dépassant des flots pour mettre fin à une guerre terrible reste un événement frappant.
Pour en savoir plus: E. Schnackenbourg, La France, le Nord et l'Europe au début du XVIIIe siècle, Honoré Champion, 2008.
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